The inner and social path of dependence and the moral responsibility of presence and listening - Tor Vergata University, Rome, April 2018

Le chemin intérieur et social de la dépendance

et la responsabilité morale de la présence et de l’écoute

 

Une contribution éthique et spirituelle

 

Mgr Bruno-Marie Duffé

PhD Philosophy and Social Ethics

Secrétaire du Dicastère pour le Service

du Développement Humain Intégral

 

            La dépendance à un événement traumatique, à une histoire marquée par la violence ou l’abandon, à une personne ou à un groupe exerçant un pouvoir, un contrôle, voire une emprise, ou enfin à une substance toxique, elle-même fréquemment utilisée pour fuir ou se réfugier dans un « ailleurs » qui permettrait d’oublier… La dépendance est un lien souvent invisible ou, du moins, imperceptible au premier regard. Car il s’agit avant tout d’un chemin intérieur et d’une relation – c’est-à-dire une mémoire et un récit qui cherche à la fois à se construire et à se défaire – et nous restons toujours à distance de cette histoire personnelle, intime et complexe.

 

            La présente contribution – qui se veut modeste – voudrait simplement énoncer quelques points d’attention à partir desquels pourrait (peut-être) s’offrir une présence et une écoute… Et, par elles, une humanité partagée, une co-humanité bienfaisante, comme un soin de l’âme que seul pourrait offrir le frère ou la sœur de cette famille humaine à laquelle nous appartenons et qui nous relie, à condition que nous nous donnions les uns aux autres, un peu d’attention et de délicatesse.

 

1. La première intuition majeure qui s’est imposée à moi, en offrant un peu de temps et de considération aux personnes qui avaient dû quitter leur pays, leur terre, leurs lieux et leurs liens, c’est que le traumatisme de la peur, du départ et de l’exode se donne toujours sous la forme d’un « récit brisé » que nous ne comprenons pas – et que peut-être nous ne comprendrons jamais complètement. Car il s’exprime par bribes, par morceaux et aussi par des silences et des moments de grande souffrance que seul le silence, parfois les larmes, peuvent évoquer.

 

            Tous ceux qui ont reçu, écouté, soigné, accompagné des personnes marquées par un traumatisme physique et/ou psychique, ont pu remarquer que la douleur intérieure et la dépendance se manifestent par ces expériences paradoxales :

→ l’aphasie : l’impossibilité de parler ;

→ le cauchemard : la répétition lancinante et bavarde de l’événement traumatique (violence ; viol ; peur ; abandon ; tristesse) ;

→ la perte de tout désir qui peut aller jusqu’à l’impossibilité de manger et de vivre – et parfois même l’envie de mourir ;

→ l’attirance vers l’expérience-limite (risque ; volonté de se confronter au réel comme pour se prouver que l’on est toujours vivant).

 

            Pour avoir fait l’expérience de marcher, la nuit, avec une personne qui arpentait les rues d’une ville pour tenter d’échapper à ses cauchemards – qui le remettaient sans cesse dans la situation traumatique qu’il tentait de fuir – je crois pouvoir dire que la responsabilité du soignant ou de l’accompagnant a à voir avec une marche, bien souvent silencieuse, dans les rues d’une ville, réelle ou imaginaire, la nuit.

 

2. Il s’agit plus, en effet, dans cette relation d’humanité, d’ouvrir et si l’on peut dire, de tracer ensemble un chemin que l’on parcourt ensemble, dans la proximité silencieuse mais confiante d’où peut re-naitre la Parole, que de prétendre expliciter, et moins encore, expliquer, ce qui relève de l’angoisse, qui ferme toute perspective.

 

            La symbolique du chemin est forte. Elle suggère que l’horizon s’ouvre – peut à nouveau s’ouvrir – quand nous nous mettons en marche. Et marcher ensemble, entre silence et Parole risquée, c’est oser être l’un avec l’autre, l’un pour l’autre. Avec et pour, avec nos fragilités et nos capacités. Cette symbolique s’oppose à l’imaginaire, cette inlassable répétition des images traumatiques qui évoque le moment morbide, mortel où la relation de confiance a été brisée. Marcher ensemble, c’est écouter le pas de l’autre, s’attendre et se rappeler que l’on est là, pas trop loin. C’est regarder ensemble le jour qui se lève ou l’horizon sur lequel personne ne peut mettre la main.

 

 

3. Et il n’est pas impossible que cette représentation du chemin parcouru, dans la sobre écoute de l’autre, dans l’ascèse de l’écoute de celui/celle qui n’a pas ou plus les mots pour le dire, convienne aussi pour approcher les personnes en dépendance d’un produit toxique ou d’une conduite à risque (l’une et l’autre attitude ayant quelque parenté). Car on peut entendre, de la part des personnes toxicomanes et parfois de certains délinquants, voire de certains criminels, que le moment le plus déterminant pour eux est précisément celui où ils entrent dans l’expérience des limites : le chemin des limites. Cette approche apparait bien comme une sortie de soi et une plongée dans l’horizon (que l’on n’atteint pourtant jamais vraiment). Et c’est bien là que nait la dépendance : il s’agit d’essayer (encore) de quitter le réel et d’atteindre à l’extrême, là où commence (enfin) une nouvelle histoire, où se manifesterait un nouveau commencement.

 

            On le sait : toute expérience de dépendance – qu’elle soit liée à un événement traumatique ou à une relation pervertie dans laquelle se mêlent le plaisir et la peur – est marquée du sceau de l’ambivalence. On peut même parfois aimer sa propre dépendance, sans doute parce que l’on joue avec elle et qu’on essaye d’en tirer profit, essentiellement pour survivre à sa crainte ou à sa culpabilité. C’est bien cette ambivalence qui rend particulièrement difficile la rencontre, le soin, l’écoute et l’accompagnement des personnes dépendantes. Je pense ici à l’expérience de proximité silencieuse que j’ai vécue pendant dix ans à l’hôpital, au chevet de personnes gravement malades, devenues dépendantes de leur cancer et des traitements de survie.

 

4. Dans un étonnant dialogue que rapporte l’Evangile selon St Jean, au chapitre 14, la symbolique du chemin prend une couleur particulière. Jésus dit aux Apôtres : « Du lieu où je vais, vous connaissez le chemin ». Thomas lui dit alors : « Nous ne savons pas où tu vas, comment pourrions-nous connaitre le chemin ? ». Jésus lui dit : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père sans passer par moi » (Jean 14,5-6).

 

            Cette phrase est bouleversante car elle évoque l’expérience humaine du Christ – son chemin d’humanité – et le lien essentiel qui l’unit au Père. Mais cette phrase éclaire ce que nous nommons « le chemin » : c’est-à-dire l’expérience d’humanité partagée que nous vivons parfois avec les personnes en situation de dépendance ou de peur. Le chemin, ici entendu comme expérience de proximité est, quand il est vécu comme une présence délicate et respectueuse, une expérience de vérité qui ouvre à la vie. S’il est juste de préciser que l’Evangile selon St Jean concerne la proximité de Dieu par Jésus, son Fils, il n’est pas incongru de suggérer que cette phrase qui relie le chemin, la vérité et la vie, relie le soin et l’accompagnement, vécu sur le plan spirituel, c’est-à-dire le plan de la respiration intérieure. Il s’agit bien en effet, au cœur même de la souffrance inhérente à la dépendance, d’apprendre ou de ré-apprendre à respirer, c’est-à-dire à recevoir le souffle qui donne vie et d’offrir son souffle, en retrouvant la parole et la confiance. Il n’y a pas de parole sans souffle et la confiance est un mouvement intérieur qui nous permet de croire en l’autre et en soi-même.

 

5. Ces réflexions ne font qu’ouvrir un champ de considérations au sujet de la relation de soin et d’accompagnement des personnes blessées. La responsabilité qui est engagée dans cette relation s’inscrit dans un temps long, une patience, une espérance. Soigner, s’est espérer avec la personne que l’on soigne. Et il ne saurait exister de guérison qui ne soit avant tout une espérance : le défi sur l’avenir, avec et pour l’autre, qui est aussi le défi de l’amour. Soigner, c’est aussi apprendre à aimer.

 

            On l’aura compris, la responsabilité consiste ici à consentir à vivre une humanité partagée qui n’est pas une complicité ou une complaisance. Mais un chemin en vérité et un chemin pour la vie.

 

            Nous ne saurons jamais par où est passé, passe et passera celui et celle qui vit la dépendance. Nous ne pouvons pas tout comprendre. Et c’est très bien ainsi. Car il importe que chacun puisse parcourir son chemin, sa vérité, sa vie. Mais il importe que chacun trouve sur son chemin cet autre qui lui donne confiance en lui, confiance en son pas, confiance en demain. Le passage de la dépendance à l’affirmation de soi est une résurrection : passage de la mort à la vie. Ce passage n’appartient à personne. Nous ne sommes là que pour offrir une présence qui appelle à la vie, au-delà de la mort.

21 June 2018